La gratuité des expertises judiciaires – 2e partie

En janvier dernier, j’ai écrit un billet intitulé « la gratuité des expertises judiciaires« , qui m’a valu pas mal de remarques de mes confrères experts judiciaires, positives et négatives.

Je me posais la question de la gratuité du travail de l’expert judiciaire.

J’ai bien réfléchi à mon cas particulier :

– je suis un tout petit expert judiciaire de province ;

– je ne représente personne d’autre que moi ;

– je ne suis adhérent à aucune compagnie d’expert de justice ;

– je suis fier de proposer mes connaissances informatiques aux magistrats qui souhaitent un éclairage dans leur dossier ;

– j’ai deux autres métiers qui me nourrissent correctement (directeur informatique et technique, et consultant informatique) ;

– j’ai toujours la volonté farouche d’aider les enquêteurs dans la recherche de la vérité ;

– j’ai les moyens financiers de payer mes frais fixes annuels sans l’aide de personne (lire le billet intitulé « le prix de la liberté« , ces frais sont constitués essentiellement par 1200 euros d’assurance en responsabilité civile).

J’aime beaucoup la légende du Colibri racontée par Pierre Rabhi :

Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous
les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre.
Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec
son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par
cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce
n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! »


Et le colibri lui répondit :« Je le sais, mais je fais ma part. »

Je constate un déclin terrible des moyens financiers que les politiques
mettent à la disposition de la justice française, dans l’indifférence
générale. Tout le système judiciaire est atteint. Je suis de moins en moins désigné (peut-être parce que je ne suis pas apprécié, mais aussi peut-être pour faire des économies, je ne peux pas savoir). Les discussions que je peux avoir avec des magistrats, des greffiers, des avocats ou des OPJ me confirment l’état de délabrement de l’institution, sans parler de son épuisement.

J’ai donc pris la décision de réaliser gratuitement toutes les expertises judiciaires pénales qui me seront demandées par les magistrats de mon ressort.

Cela signifie que je vais prendre en charge moi-même le temps passé, mes frais de déplacements, les logiciels achetés, les matériels achetés (disques durs, bloqueurs, connectique diverse) et bien entendu mon assurance en responsabilité civile. Le temps passé avec les magistrats instructeurs ou les OPJ sera pris sur mes congés payés de salarié.

Ce sera ma modeste contribution.

Je me considère déjà largement rétribué par le prestige de l’inscription sur la liste des experts judiciaires et les missions privées que cela m’a apportées.

Et si en plus ça me permet d’éviter d’utiliser Chorus 😉

22 réflexions sur « La gratuité des expertises judiciaires – 2e partie »

  1. C'est tout à votre honneur et j'admire votre dévouement à la Justice, mais ne deviez-vous pas ajouter quelque chose du genre "dans la limite des places disponibles"? Parce que là "toutes les expertises judiciaires pénales qui me seront demandées", ça fait un peu large, non?

    N.

    • Je doute que les magistrats qui me lisent m'adressent subitement des dizaines de dossiers. Je sais aussi m'organiser pour travailler les soirs et WE. J'aviserai.

  2. Félicitation pour cette décision. En effet si tout le monde apportais sa pierre.
    J'ai eu une discussion sur le sujet de la notion de "devoir civique" avec une policière. Édifiant, et terrifiant par certains aspects.
    Courage à vous.

  3. Bonjour ! Si la démarche est admirable et sans aucun doute réfléchie, je vais intentionnellement me faire l'avocat du diable ne serait-ce que pour avoir votre point de vue : ne craignez vous pas qu'en acceptant ainsi la gratuité de votre travail vous ne soyez en train d'envoyer un mauvais message ?
    D'un point de vue de la valorisation de ce travail d'une part car vous allez à l'inverse de la logique "si c'est cher c'est mieux", donc les magistrats auxquels vous expliquerez qu'ils ne vous doivent rien pourraient très bien regarder vos rapports avec un a priori négatif de ce fait. Et cela déprécie aussi par effet de bord vos compétences, vos connaissances, et le temps que vous y consacrez.
    D'un point de vue économique d'autre part car si la Justice (mais c'est vrai ds bien des domaines également) manque de moyens c'est aussi parce qu'en rognant un peu partout sur le temps libre, les efforts et la bonne volonté de chacun finalement les décideurs/payeurs constatent qu'ils peuvent obtenir autant de travail de l'ensemble du système tout en payant moins.. et donc le travail gratuit c'est du pain-béni pour faciliter l'argument du "travail par passion, ça n'a pas besoin d'être rémunéré" qui n'aidera en rien à renforcer les moyens alloués.

    J'ai conscience que je peux me tromper dans ma lecture et mon interprétation, et que vous avez sans doute anticipé ce genre de questions.. mais je suis curieux de votre avis sur ces points.

    Merci (et surtout continuez à écrire ! ;p)

    A.

    • Les magistrats qui lisent mes rapports ne connaissent pas leur coût qui a été validé par un autre circuit. Par ailleurs, de plus en plus de personnes dissocient les notions de travail rémunéré et de travail de qualité. En informatique, la communauté Open Source est passée par là, et Internet a ringardisé la notion de "tout travail mérite salaire".
      Oui, on peut produire gratuitement un travail ou un service de qualité.
      Oui, quand c'est gratuit, on peut s'y retrouver sur autre chose : la publicité, le bénévolat, le sentiment positif de servir les autres, etc.

  4. Tout travail mérite salaire, que la justice manque de moyens n'est pas une excuse. Il faut dire que le droit français punit à peu prêt tout et n'importe quoi, ce qui nuit au bon fonctionnement de l'appareil judiciaire. Les experts en pâtissent comme les autres.

    Personnellement, je suis pour l'abrogation de toutes ces lois iniques et bien souvent gadget qui n'ont rien à faire dans le Code Pénal, par exemple l'aide au séjour irrégulier d'un sans-papiers, la simple consultation de sites pedopornographiques, le recours à la GPA ou à la prostitution.

    Il est écrit donc la Constitution que la loi n'a pour but d'empêcher que les actions nuisibles à la société. Mais le législateur a depuis longtemps oublié ce principe.

  5. Je ne sais pas si je dois applaudir ou me désoler. Vous palliez aux carences de l'état en faisant du bénévolat, mais n'est ca pas conforter les carences budgétaires et les pérenniser? Et puis, il y a les art. 60-3 et 99-5 du CPP maintenant.

  6. Mon cher confrère, ç est tout à votre honneur que de faire çela gratuitement…néanmoins, vous le dites vous meme, la justice a un probleme de frais de fonctionnement, en rendant gratuite les expertises vous contribuez à réduire encore le budget qui pourrait être surement mieux utilisé….

    Pour ma part, je ne ferai pas du gratuit mais je l accorde, le prix est dérisoire pour çe qui est du pénal….

  7. Et un point complémentaire, les magistrats qui vous font un OCE vous demandent toujours un devis …donc ils ont les prix…sauf si vous ne facturez pas plus de 460€…

  8. " Je suis de moins en moins désigné (peut-être parce que je ne suis pas apprécié, mais aussi peut-être pour faire des économies, je ne peux pas savoir)"

    Bonjour,
    Je vous avais parlé de cela il y a quelques années en vous disant que les N'Tech étaient de plus en plus utilisés pour faire des économies financières vis à vis des experts.

    Moi je suis soutien à 100% mais vous pourriez aussi proposer vos services gratuitement en dehors de votre Cour d'Appel pour vous faire connaître et ensuite pouvoir postuler sur la liste nationale.
    Chiche? Si vous voulez je vous envoie des missions gratuites provenant d'autres Cour d'Appel ?

  9. Je ne suis pas certain que cela soit la meilleure manière de faire sa part (part que vous faites déjà, avec par exemple ce blog et ses billets). J'image que vous y avez pensé, mais en ce faisant, ne risquez-vous pas de niveler par le bas (en prix et donc, on l'imagine pour les entreprises spécialisées, en qualité) la profession ?

    La notion de "travail communautaire gratuit" (désolé je n'ai pas assez de vocabulaire pour trouver le mot qui convienne) peut-elle s'appliquer à ce niveau là de la société sans conséquences ?

    Quoiqu'il en soit, je vous remercie pour vos articles et vous souhaite bon courage pour la suite !

  10. Papa, pourquoi on part plus en vacances ?
    Ben parce que papa doit d'abord payer l'URSSAF, le CIPAV, le RSI, les impôts, son matériel, les licences professionnelles (oui papa est profession libérale et paie les charges obligatoires)… et comme les expertises sont maintenant gratuites, eh bien, la clef sous la porte. Voilà les enfants.

  11. Heureusement, je n'ai jamais compté sur les expertises pénales pour emmener mes enfants en vacances, et que les expertises privées payent les frais des expertises publiques (et la piscine, et la Ferrari 😉

  12. Faire un peu de pénal gratuit en finançant les frais par des expertises privées n'est ce pas essayer de se donner bonne conscience en s'achetant des indulgences ?

  13. Que de réactions négatives pour un geste d'altruisme… Monde de merde gouverné par des gens avides d'argent !

    • Une valise d'analyse forensic de téléphone coûte 9000 € à l'achat et 3500 € de maintenance annuelle. Maintenance essentielle car tout les jours sort un nouveau modèle de smartphone, de mieux en mieux protégé d'ailleurs.
      Une station de dessoudage de mémoire EMMC pour les téléphones verrouillés coûte 15000 €.
      Dans ce domaine les freewares n'ont largement pas le niveau par rapport aux produits spécialisés.
      Alors on fait comment pour aider les juges d'instruction : gratuitement avec des logiciels gratuits. Je pense que les victimes vivantes ou décédées n’apprécieraient pas que l'on ne puisse faire avancer la vérité pour cause d'amateurisme bénévole.
      Il ne s'agit pas d'avidité mais du simple fonctionnement normal d'une activité qui nécessite des gens professionnels bien formés et bien outillés.

    • Bonjour,
      Vous semblez oublier que je ne fais pas d'analyse téléphonique. Mon champ d'investigation se limite à l'informatique classique, car c'est mon champ de compétence. Je vois d'ailleurs beaucoup d'experts informaticiens qui se lancent dans l'analyse téléphonique sans aucune compétence, et cela m'inquiète (surtout pour la justice et les victimes dont vous parlez).
      Vous semblez également confondre logiciels gratuits, travail gratuit et amateurisme bénévole. Je vous assure que ce n'est pas la même chose.
      Bien à vous

  14. Les magistrats en question connaissent ton pseudo ? Il n'y aura pas d'impact réel sur le nombre d'ordonnances de commission d'expert s'ils ne connaissent pas ta réelle identité … IMOO

    • J'indique mon pseudo et la tenue de ce blog dans mon dossier à chaque demande de renouvellement d'inscription sur la liste des experts judiciaires. Je ne sais pas ce qui est fait de cette information.

Les commentaires sont fermés.