Le chiffrement des smartphones

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J’ai été contacté par l’étudiant journaliste Olivier Levrault qui souhaitait une interview pour son article de la Tribune du Palais de mars 2016 de l’École de Journalisme de Toulouse. Je publie ici, avec son aimable autorisation, la version complète de l’interview.

Olivier
Levrault : Tout d’abord, pouvez-vous expliquer rapidement votre
rôle dans une enquête en tant qu’informaticien expert judiciaire ?

Zythom : Chaque
enquête est effectuée sous la direction d’un magistrat (du moins en
temps normal, c’est-à-dire hors état d’urgence). S’il l’estime
nécessaire, ce magistrat peut demander un avis technique à une
personne qu’il va choisir sur une liste d’experts pré-sélectionnés.
Les personnes inscrites sur cette liste portent le titre d’expert
judiciaire. Le magistrat va alors lui donner des missions et poser
des questions précises auxquelles l’expert judiciaire répondra dans
un rapport dans lequel il donne son avis « en son honneur et en
sa conscience » (c’est le serment de l’expert judiciaire). En
dehors de ces missions pour la Justice, je reste un citoyen comme les
autres, avec un métier, une conscience politique et une liberté
d’expression. Ce qui me permet de répondre à vos questions.

Olivier
Levrault : Entrons dans le vif du sujet.

L’Assemblée
nationale a voté, début mars, un amendement visant à condamner les
constructeurs de smartphones qui refuseraient de coopérer avec la
justice dans les enquêtes terroristes. Trouvez-vous cet amendement
fondé ?

Zythom : Je
suppose que vous parlez de l’amendement n°90 (rect) porté par M.
Goujon etc. et que l’on peut trouver ici :
https://www.assemblee-nationale.fr/14/amendements/3515/AN/90.asp
De quoi parle-t-on ?
Cet amendement modifie trois articles du code de procédure pénale
de la manière suivante (j’ai mis les modifications en gras) :

  • Article 60-1 du code de procédure pénale :

Le procureur de la République ou
l’officier de police judiciaire peut, par tout moyen, requérir de
toute personne, de tout établissement ou organisme privé ou public
ou de toute administration publique qui sont susceptibles de détenir
des informations intéressant l’enquête, y compris celles issues
d’un système informatique ou d’un traitement de données
nominatives, de lui remettre ces informations, notamment sous forme
numérique, sans que puisse lui être opposée, sans motif légitime,
l’obligation au secret professionnel. Lorsque les réquisitions
concernent des personnes mentionnées aux articles
56-1 à 56-3, la remise des informations ne peut intervenir
qu’avec leur accord.

A l’exception des personnes
mentionnées aux articles 56-1 à 56-3, le fait de s’abstenir de
répondre dans les meilleurs délais à cette réquisition est puni
d’une amende de 3 750 euros. Cette peine est portée à deux ans
d’emprisonnement et 15 000 € d’amende lorsque la réquisition
est effectuée dans le cadre d’une enquête portant sur des crimes
ou délits terroristes définis au chapitre 1er du titre II du livre
IV du code pénal.

A peine de nullité, ne peuvent être
versés au dossier les éléments obtenus par une réquisition prise
en violation de l’article
2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

  • Article 60-2
    du code de procédure pénale

Sur demande de l’officier de police judiciaire, intervenant par voie
télématique ou informatique, les organismes publics ou les
personnes morales de droit privé, à l’exception de ceux visés au
deuxième alinéa du 3° du II de l’article 8 et au 2° de l’article
67 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique,
aux fichiers et aux libertés, mettent à sa disposition les
informations utiles à la manifestation de la vérité, à
l’exception de celles protégées par un secret prévu par la loi,
contenues dans le ou les systèmes informatiques ou traitements de
données nominatives qu’ils administrent.

L’officier de police judiciaire, intervenant sur réquisition du
procureur de la République préalablement autorisé par ordonnance
du juge des libertés et de la détention, peut requérir des
opérateurs de télécommunications, et notamment de ceux mentionnés
au 1 du I de l’article 6 de la loi 2004-575 du 21 juin 2004 pour la
confiance dans l’économie numérique, de prendre, sans délai,
toutes mesures propres à assurer la préservation, pour une durée
ne pouvant excéder un an, du contenu des informations consultées
par les personnes utilisatrices des services fournis par les
opérateurs.

Les organismes ou personnes visés au présent article mettent à
disposition les informations requises par voie télématique ou
informatique dans les meilleurs délais.

Le fait de refuser de répondre sans motif
légitime à ces réquisitions est puni d’une amende de 3 750 euros. Cette peine
est portée à deux ans d’emprisonnement et 15 000 €
d’amende lorsque les réquisitions sont effectuées dans le cadre
d’une enquête portant sur des crimes ou délits terroristes
définis au chapitre 1er du titre II du livre IV du code pénal.
 


Le fait, pour un organisme privé, de refuser de communiquer à
l’autorité judiciaire requérante enquêtant sur des crimes ou
délits terroristes définis au chapitre Ier du titre II du livre IV
du code pénal des données protégées par un moyen de cryptologie
dont il est le constructeur, est puni de cinq ans d’emprisonnement
et 350 000 € d’amende.

Un décret en Conseil d’État, pris après avis de la Commission
nationale de l’informatique et des libertés, détermine les
catégories d’organismes visés au premier alinéa ainsi que les
modalités d’interrogation, de transmission et de traitement des
informations requises.

  • Article 230-1
    du code de procédure pénale

Sans préjudice des dispositions des
articles 60, 77-1
et 156,
lorsqu’il apparaît que des données saisies ou obtenues au cours de
l’enquête ou de l’instruction ont fait l’objet d’opérations de
transformation empêchant d’accéder aux informations en clair
qu’elles contiennent ou de les comprendre, ou que ces données sont
protégées par un mécanisme d’authentification, le procureur de la
République, la juridiction d’instruction, l’officier de police
judiciaire, sur autorisation du procureur de la République ou du
juge d’instruction, ou la juridiction de jugement saisie de l’affaire
peut désigner toute personne physique ou morale qualifiée, en vue
d’effectuer les opérations techniques permettant d’obtenir l’accès
à ces informations, leur version en clair ainsi que, dans le cas où
un moyen de cryptologie a été utilisé, la convention secrète de
déchiffrement, si cela apparaît nécessaire.

Si la personne ainsi désignée est
une personne morale, son représentant légal soumet à l’agrément
du procureur de la République, de l’officier de police judiciaire ou
de la juridiction saisie de l’affaire le nom de la ou des personnes
physiques qui, au sein de celle-ci et en son nom, effectueront les
opérations techniques mentionnées au premier alinéa. Sauf si elles
sont inscrites sur une liste prévue à l’article
157, les personnes ainsi désignées prêtent, par écrit, le
serment prévu au deuxième alinéa de l’article
60 et à l’article
160.

Si la peine encourue est égale ou
supérieure à deux ans d’emprisonnement et que les nécessités de
l’enquête ou de l’instruction l’exigent, le procureur de la
République, la juridiction d’instruction, l’officier de police
judiciaire, sur autorisation du procureur de la République ou du
juge d’instruction, ou la juridiction de jugement saisie de l’affaire
peut prescrire le recours aux moyens de l’État soumis au secret de la
défense nationale selon les formes prévues au présent chapitre.

Le fait, pour un organisme privé, de refuser de communiquer à
l’autorité judiciaire requérante enquêtant sur des crimes ou
délits terroristes définis au chapitre 1er du titre II du livre IV
du code pénal des données protégées par un moyen de cryptologie
dont il est le constructeur, est puni de cinq ans d’emprisonnement
et 350 000 € d’amende.

Pour répondre à
votre question (« Trouvez-vous cet amendement fondé ? »),
je trouve que ce durcissement de notre législation correspond plutôt
à un effet d’annonce permettant de montrer que certains députés
suivent avec intérêt le débat américain qui oppose Apple et le
FBI, mais à mon avis, ils se trompent de cible et surtout ils
montrent encore une fois une incompréhension des concepts techniques
mis en jeu. En effet, Apple souhaite mettre en place un système de
chiffrement où elle-même n’aurait aucun moyen de pouvoir déchiffrer
les données, afin de protéger ses utilisateurs de la curiosité
étatique. Apple ne pourra pas techniquement fournir à l’autorité
judiciaire les données en clair, et ne pourra pas être condamnée
pour cela (sauf à rendre le chiffrement illégal).

Olivier
Levrault : Le phénomène de chiffrement des données lors
d’enquêtes criminelles et/ou terroristes est-il important ?

Zythom : Depuis
les révélations d’Edward Snowden, beaucoup de gens commencent à
chiffrer leurs données (à commencer par les journalistes), ce qui
gêne les grandes oreilles de l’État. Le phénomène va évidemment
augmenter, et rendre moins aisée la surveillance généralisée.

Olivier
Levrault : À quel point le chiffrement d’un smartphone
freine-t-il l’enquête ?

Zythom : Cela
va dépendre du rôle du smartphone dans l’enquête. Si la seule
preuve dont vous disposez se trouve chiffrée dans le smartphone (ou
dans l’ordinateur), votre enquête est définitivement bloquée.
Heureusement, l’activité criminelle se limite rarement au simple
usage d’un smartphone, fut-il chiffré. Une enquête s’appuie sur
beaucoup d’éléments plus classiques comme des filatures, des
fadettes, des éléments financiers, etc. Je n’ai jamais rencontré
de dossiers reposant sur un seul élément technologique même si je
ne nie pas qu’il soit possible que cela arrive. Faut-il pour autant
interdire le chiffrement à tous ? Faut-il demander à tous les
citoyens de vivre dans des maisons de verre pour pouvoir faciliter la
surveillance des faits et gestes de tout le monde, pour détecter les
comportements suspects ?

Olivier
Levrault : Le FBI vient d’annoncer qu’ils n’avaient plus besoin
d’Apple pour déchiffrer les données du smartphone appartenant à
l’auteur de la tuerie. Comment est-ce possible ? Aucun téléphone
n’est donc inviolable ?

Zythom : Je ne
peux pas prétendre connaître le procédé proposé au FBI par une
tierce entreprise, alors même qu’Apple ne le connaît pas. Ce qui
semble probable, c’est qu’une entreprise spécialisée dans la
recherche de failles de sécurité a (peut-être) trouvé une faille
à exploiter pour passer outre le système de blocage d’Apple (qui
efface définitivement les données après 10 tentatives
infructueuses) ce qui pourrait permettre une attaque par force brute
qui est assez facile et rapide sur un code de quelques chiffres.
N’oubliez pas qu’au stade des informations disponibles, certains font
même l’hypothèse que le FBI fait simplement marche arrière pour
éviter une décision de justice qui lui serait défavorable.

Olivier
Levrault : Le fait de donner au gouvernement la clé pour
accéder au contenu d’un téléphone lors d’une enquête terroriste
fragilise-t-il la sécurité de l’ensemble des smartphones ?

Zythom : Oui.
Imaginez un fabricant de serrures (coffres forts, portes de maisons,
etc.) qui serait obligé de créer une clé permettant d’ouvrir
toutes les serrures qu’il fabrique. Vous comprenez bien que cette
fameuse clé devrait être protégé de la manière la plus extrême.
Car il suffirait qu’une seule personne fasse discrètement une copie
de cette clé pour que la sécurité des serrures soit définitivement
compromise. Et si vous ne pouvez pas assurer vous-même la protection
de cette clé, par exemple parce que l’État vous impose de lui en
confier une copie, cela revient à confier toute la sécurité de vos
clients à l’État. C’est ce qui a amené Ladar Levison à fermer
son service Lavabit plutôt que de donner l’accès aux messages
d’Edward Snowden comme la loi américaine le lui obligeait. Le
suicide commercial plutôt que la trahison de ses clients…

Olivier
Levrault : Est-ce que cela créé les fameuses portes dérobées ?
Si oui, quel est le risque ?

Zythom :
Lorsque vous proposez à vos clients un système protégeant votre
vie privée, mais que vous mettez en place d’un accès réservé,
c’est ce que l’on appelle une porte dérobée. On parle également de
cheval de Troie. Le risque est l’utilisation de cette porte dérobée
de manière abusive, soit par l’État, soit par un criminel. Vous
pensez être seul dans l’intimité de votre chambre, alors qu’en fait
un œilleton permet de vous observer, de vous photographier, de vous
filmer, etc. Allez-vous accepter cela parce qu’on vous affirme que
vous serez plus en sécurité ?

Olivier
Levrault : Quelle conséquence pour la population dans son
ensemble ? La protection des données personnelles ne
risque-t-elle pas d’en prendre un coup ?

Zythom : Les
défenseurs de la vie privée tirent la sonnette d’alarme depuis
longtemps (CNIL, Quadrature du Net, etc.). L’État calme le jeu en
prétendant exclure certaines professions de son radar : les
avocats, les politiques et les journalistes. Pour le reste, circulez,
nous nous occupons de votre sécurité, pour votre bien. Le discours
est de dire que de toutes manières, une grande partie de la
population a déjà offert une partie de ses données
personnelles aux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft)
en échange de services gratuits et de publicités ciblées. Nous
parlons ici de l’abandon à la demande de l’État par le grand
public de l’ensemble
de ses données personnelles, ce qui est très différent.
Personnellement, j’accepte de donner certaines de mes données
privées à Google. J’accepte aussi de dévoiler beaucoup d’éléments
de ma vie sur mon blog personnel. C’est ma liberté. Pour autant, je
chiffre certains messages, j’utilise parfois un VPN, je protège
certaines parties de ma vie privée. Parce que j’ai une réticence à
tout montrer. Je refuse de faire installer une caméra dans ma
chambre à coucher.

Olivier
Levrault : Alors que les constructeurs se posent en défenseur
des utilisateurs (pour redorer leur image depuis l’affaire Snowden),
les données personnelles continuent d’être commercialisées. Les
constructeurs de smartphones ne jouent-ils pas à un double jeu ?

Zythom : Il est
relativement fascinant de constater qu’aujourd’hui le combat de la
protection de nos données personnelles soit mené par une
multinationale, contre la curiosité des États. Surtout que je suis
assez âgé pour avoir connu la création de la CNIL (j’avais 15 ans
en 1978) après les débats autour du projet SAFARI. Les
constructeurs jouent double jeu, mais au moins, le consommateur peut
décider d’arrêter d’acheter tel ou tel produit. Il a un certain
pouvoir. Apple peut se ringardiser en quelques années et
disparaître. Qu’en est-il du poids de la voix du citoyen dans le
processus démocratique d’aujourd’hui ? Dans quel état sont les
contre-pouvoirs traditionnels, tels que la justice et les médias ?

Olivier
Levrault : Au final, dans ce débat 2.0 liberté vs sécurité,
pensez-vous que le citoyen est perdant ? Cet épisode ne
risque-t-il pas de limiter encore davantage la vie privée des
citoyens ?

Zythom : Je
vois se mettre en place deux catégories de citoyens : ceux qui
sauront protéger une partie de leur vie privée et les autres. Et
dans chacune de ces deux catégories, vous trouverez toutes les
couches de la population : des riches, des pauvres, des
criminels, des terroristes, des activistes, des journalistes, des
avocats, des informaticiens, des politiques, etc. A chaque fois que
nos libertés seront réduites, avec toujours les mêmes faux
prétextes (lutte contre le terrorisme, contre la pédophilie, contre
le grand banditisme, etc.), vous pouvez être sûr que le citoyen
sera perdant. Mais tant qu’il ne s’en rend pas compte… Le grand
changement d’aujourd’hui est le monde hyperconnecté dans lequel
baigne une partie des citoyens : l’information circule très
vite. J’ai l’espoir que si le bon côté de la Force l’emporte, une
intelligence collective positive émergera de cette hyperconnection
(attention, je ne parle pas d’IA). Le partage des connaissances peut
aboutir à une meilleure information de chaque citoyen, et par là
même à un meilleur contrôle sur nos représentants. Si le côté
obscur l’emporte (il suffit de lire les commentaires haineux postés
sous certains articles de journaux en ligne), alors notre
comportement moutonnier sera exacerbé pour la plus grande joie des
bergers et des loups. L’avenir est entre nos mains, et comme je suis
optimiste, je suis persuadé que l’âge d’or est devant nous.

Merci à vous pour
cet échange.

2 réflexions sur « Le chiffrement des smartphones »

  1. "Imaginez un fabricant de serrures (coffres forts, portes de maisons, etc.) qui serait obligé de créer une clé permettant d'ouvrir toutes les serrures qu'il fabrique." Voilà qui fait fortement penser à la fameuse TSA Key : les douanes US imposent un "standard" aux constructeurs de valises, ce qui leur permet d'utiliser une passepartout pour ouvrir n'importe quel bagage. Et naturellement, ce passepartout est très facile à acheter, dupliquer, imprimer ou que sais-je. On en trouve sur Ebay…

    Par chez nous, la clé PTT souffre du même travers. Elle permet d'ouvrir n'importe quel hall d'immeuble pour (en principe) accéder aux boites aux lettres. Elle est normalement réservée aux facteurs, mais mon livreur de pizza et mon plombier ont une. Encore une fois, on la trouve sur Ebay ou leboncoin.

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