En ma conscience

Il existe une difficulté de l’activité d’expert judiciaire (en informatique) dont je n’ai pas encore parlée: donner un avis indépendamment de toute opinion personnelle.

Ce dont je vais parler est une évidence pour l’ensemble des magistrats, et pour les avocats, mais pour moi, cela a été une découverte, un travail de fond qu’il m’a fallu mener et encore une lutte de tous les instants.

Le magistrat qui désigne un expert judiciaire dans un dossier lui donne un ensemble de missions. Et l’expert judiciaire a juré « d’apporter son concours à la Justice, d’accomplir sa mission, de faire son rapport, et de donner son avis en son honneur et en sa conscience. »

Qu’est-ce que donner son avis en sa conscience?

Mon dictionnaire Petit Robert édition mars 1991 me donne la définition suivante pour le mot « avis » (et qui s’applique au contexte): Ce que l’on pense, ce que l’on exprime sur un sujet.

En matière informatique, cela peut paraître simple: l’informatique est perçue par un grand nombre de personne comme une science et/ou une technologie et un bon expert sera celui qui répondra à une question simple blanc ou noir, oui ou non, alors qu’un mauvais expert dira « gris » ou c’est un peu compliqué, peut-être. Exemple de question « simple »: l’ordinateur était-il allumé à 1h27 du matin? Monsieur l’expert répondez! Oui ou non? Tout bon technicien sait qu’en la matière la réponse peut être complexe (horloge de bios déréglée intentionnellement ou non, heures d’été/hivers prises ou non en compte, etc).

Or, si j’élimine l’informatique théorique qui est une science, l’informatique est un outil et l’informaticien son grand clerc. Et on attend de l’expert judiciaire en informatique qu’il s’applique avec méthode à répondre aux missions qui lui sont confiées. Et quand j’écris méthode, je sous-entends bien évidemment « LA méthode scientifique ». Il suffit de lire le long article que wikipédia rédige sur la question pour comprendre qu’il n’y a pas de manière unique pour procéder à une analyse. Chaque expert aura donc « sa » méthode.

En sa conscience?

Le mot a eu plusieurs sens au cours de l’histoire et il est à prendre ici au sens « conscience morale ».

Wikipédia nous éclaire sur ce point:

[Pour le philosophe] Alain, la conscience est «le savoir revenant sur lui-même et prenant pour centre la personne humaine elle-même, qui se met en demeure de décider et de se juger. Ce mouvement intérieur est dans toute pensée; car celui qui ne se dit pas finalement: «que dois-je penser?» ne peut pas être dit penseur. La conscience est toujours implicitement morale; et l’immoralité consiste toujours à ne point vouloir penser qu’on pense, et à ajourner le jugement intérieur. On nomme bien inconscients ceux qui ne se posent aucune question d’eux-mêmes à eux-mêmes» (Définitions, dans Les Arts et les Dieux).

Pour Alain, il n’y a donc pas de morale sans délibération, ni de délibération sans conscience. Souvent la morale condamne, mais lorsqu’elle approuve, c’est encore au terme d’un examen de conscience, d’un retour sur soi de la conscience, de sorte que «toute la morale consiste à se savoir esprit», c’est-à-dire «obligé absolument»: c’est la conscience et elle seule qui nous dit notre devoir.

La question demeure cependant de savoir quelle origine attribuer à la conscience morale. Car si pour Rousseau «les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments »(ibid.), il n’en sera plus ainsi pour Kant, qui considérera au contraire la conscience morale comme l’expression de la raison pratique − et encore moins pour Bergson, qui verra en elle le produit d’un conditionnement social, ou pour Freud, qui la situera comme l’héritière directe du surmoi (Le Malaise dans la culture, VIII), instance pourtant en majeure partie inconsciente.

En d’autres termes, nous pouvons dire que la conscience morale désigne le jugement moral de nos actions (définition donnée par les professeurs de lycée généraux en classe de terminale)

Mon niveau philosophique personnel essaiera de retenir pour le mot « conscience » cette dernière définition…

Il se trouve que ma conscience morale a été particulièrement réveillée par mon activité de conseiller municipal (dont je parle finalement assez peu sur ce blog). Je participe au développement d’une commune de 5000 habitants, avec des décisions à prendre dans tous les domaines: construction d’une aire d’accueil des gens du voyage, aménagement des lotissements, construction de logements avec mixité sociale, PLU, site web de la commune, animations culturelles, etc. Cela m’a sorti de chez moi et obligé à l’action.

Cette activité dans la science des affaires de la Cité m’a transformé, m’a fait murir et nécessairement cherche à interférer avec mon activité d’expert judiciaire.

Un exemple? Je suis un opposant fondamental aux lois Hadopi et Loppsi dans toutes leurs versions. Je l’indique de manière ironique sur ce blog ici, ici et . Comment vais-je gérer les futures missions qui me seront fatalement confiées si l’usine à gaz la machine Hapodi est lancée?

Un autre exemple? Un immonde patron veut licencier un gentil salarié et demande une expertise judiciaire. Comment mettre à part mes opinions et mon ressenti personnels des personnes que j’interroge? Mes questions sont-elles biaisées? Est-ce que j’explore tous les chemins possibles en toute objectivité?

Ma conscience morale doit-elle intervenir? Suis-je un « expert rouge » comme on parle parfois des « juges rouges »?

Ma réponse est non. Il me faut développer une conscience morale qui transcende ma morale politique et qui lui soit supérieure. Nous sommes en temps de paix et je ne dois pas désobéir à la loi. Je dois apporter mon concours à la Justice et cela, sans état d’âme, en mon honneur et ma conscience. Plus j’avance en âge et plus j’apprends à me connaître. Et j’ai l’impression que cela renforce mon indépendance.

J’aime bien cette phrase de Bruno Frappat, certes parlant du journal Le Monde sous les feux de l’actualité, mais qui pourrait tout aussi bien s’appliquer aux experts judiciaires: « L’indépendance n’est pas un statut, c’est un état d’esprit. Celui qui consiste à repérer ses… dépendances. Chacun de nous est dépendant de sa formation, de l’époque dans laquelle il vit, de ses préjugés, de ses passions, de ses humeurs, du climat qui l’environne, du maelström médiatique, des modes, des réseaux, des connivences de toutes tailles. »

Elle aurait pu me servir de conclusion, mais je lui préfère ce dernier vers du poème de Victor Hugo « La conscience« :

L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn.

Personne ne peut fuir sa conscience.

J’espère simplement éviter de finir comme mon confrère le professeur Tardieu, grand médecin légiste du 19eme siècle, qui fit pourtant une carrière exemplaire. Prudent jusqu’à l’extrême scrupule, il ne s’était pourtant jamais prononcé qu’à coup –qu’il croyait– sûr.

3 réflexions sur « En ma conscience »

  1. Personne ne peux fuir éternellement sa conscience, mais certains arrivent à en éviter bien longtemps les questionnements, à la manière d'une mouche ennuyeuse que l'on repousse de la main.

    Le texte de loi est un aide-mémoire, mais c'est en se l'appropriant comme vous le faites dans ce billet qu'il a une chance d'influencer efficacement vos actes.

    A partir du moment où vous posez ces questions, j'aurais tendance à dire qu'une moitié du problème de conscience est déjà réglée. 🙂

  2. Il y a bien une charte déontologique des experts, mais elle ne peut pas préparer à tout. Quelquefois le rapport que l'on rend va peut-être signifier la survie ou la mort d'une entreprise. Ou le rapport va peut-être envoyer quelqu'un en prison, ou le faire sortir. Je pense que le dernier vers de Victor Hugo est très approprié.

    En attendant, et à défaut de Mars, vous pouvez aller soulager votre conscience sur la lune (virtuellement) avec la Nasa :
    https://www.moonbasealphagame.com/

  3. En tant que RSSI d'un service public, je partage la problématique…
    Bonne chance, en tous cas !

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