Avant de développer ce billet, je souhaite faire quelques remarques liminaires:
– je suis expert judiciaire en informatique, je ne peux prétendre couvrir dans ce billet d’autres types d’expertises judiciaires;
– je donne ici un avis (le mien), et je n’ai pas la vanité de croire que cet avis est partagé par l’ensemble des experts judiciaires, ni même par la majorité;
– je n’ai pas l’expérience d’un expert honoraire qui aurait des milliers d’expertises à son actif.
Cher(s) Maître(s), vous qui êtes experts en droit, explorons ensemble l’exploitation du rapport d’un expert judiciaire en informatique.
En tant qu’avocat, vous connaissez parfaitement le rôle et les limites de l’expert judiciaire lors de ses missions. L’expert judiciaire prête le serment suivant: « Je jure, d’apporter mon concours à la Justice, d’accomplir ma mission, de faire mon rapport, et de donner mon avis en mon honneur et en ma conscience. »
Sur le sujet de la désignation de l’expert, j’ai déjà cité Madame Marie-Claude MARTIN, vice-présidente du TGI de Paris, qui a publié dans la revue « Experts » (numéro 73 de décembre 2006), un excellent article intitulé « la personnalité de l’expert ». Dans le paragraphe consacré à la désignation de l’expert, elle écrit:
« […] plusieurs comportements sont susceptibles d’être observés:
– « L’expert sans problème »: Je lis la mission, elle rentre parfaitement dans mes attributions, je l’accepte.
– « L’expert aventureux, ou téméraire, ou intéressé »: La mission ne paraît pas relever de ma compétence, mais elle m’intéresse ; je prendrai un sapiteur ultérieurement […]
– « L’expert optimiste qui dit toujours oui »: Je suis surchargé, je prends quand même cette mission, je me ferai aider au besoin par l’équipe qui m’entoure […].
– « L’expert stressé qui ne sait pas dire non »: Je suis surchargé, mais si je dis non, je ne serai plus désigné et je vais rapidement me trouver sans mission.
Je ne développerai pas ici le déroulement des missions, l’abordant abondamment dans cette série de billets.
Le sujet qui m’intéresse ici concerne le rapport en lui-même.
De mon point de vue, le rapport doit comporter plusieurs parties:
1) La partie procédurale.
Vous trouverez dans cette partie tous les éléments concernant la nomination de l’expert (date, n° de PV, etc), les différentes références du dossier (références du tribunal, de la maréchaussée, de l’expert, voire des parties), les missions de l’expert telles que précisées par le magistrat, les dates et lieux de réunions, les noms et coordonnées des participants à l’affaire… Bref, tout ce qui relève de la procédure. C’est pratique d’avoir cela en un seul endroit et cela permet à un œil exercé d’avoir une vision globale de cet aspect du dossier.
2) La partie technique.
Cette partie doit être rédigée (à mon avis) pour être lue par un autre expert. Elle doit contenir les détails des investigations: les noms des logiciels utilisés, les procédures utilisées, la méthodologie d’investigation jusque dans ces détails les plus précis. Pour ma part, je la conçois comme le cahier que tiennent les expérimentateurs dans les laboratoires de recherche. Toute personne connaissant bien le domaine doit pouvoir lire cette partie et reproduire les mêmes investigations (d’où l’intérêt des analyses non modificatrices, par exemple avec bloqueur d’écriture).
3) Les réponses aux questions posées par le magistrat.
C’est le cœur du rapport. C’est la transcription en langage clair et intelligible pour le profane de la partie technique du rapport. C’est un exercice difficile car il demande une bonne pédagogie et une bonne connaissance du niveau technique du lecteur auquel le rapport est destiné (magistrat, enquêteur, avocat…). De nombreux magistrats sont maintenant parfaitement au fait des nouvelles technologies et de leurs limites ou possibilités. L’utilisation de notes de bas de page permettent de rappeler la définition d’un concept potentiellement abscons. Il ne s’agit pas pour autant d’écrire un cours.
4) Les réponses aux questions posées par les parties.
En matière civile et commerciale, la procédure est contradictoire. Les parties peuvent poser des questions à l’expert (par écrit: cela s’appelle des dires), et celui-ci est tenu d’y répondre dans son rapport. Lorsque les avocats ont la gentillesse de me faire parvenir leur dire sous forme électronique, c’est le règne du copier/coller dans le rapport, avec insertion de ma réponse entre chaque question. Si les dires sont transmis sous forme papier uniquement, c’est le règne du copier/coller, mais cette fois avec ciseaux et colle à papier – un régal d’archaïsme (mais bon, c’est plus rapide que l’OCR…).
5) Les annexes.
Il est indispensable de placer en annexe toutes les pièces utiles à la lecture du rapport. Ceci même si le nombre d’annexes est important. Il peut être judicieux de placer en annexe un cédérom contenant une version numérisée des documents. Cela allège le rapport final, à condition de citer les passages importants des annexes dans le corps du rapport pour en faciliter la lecture (et non pas un renvoi vers une annexe dématérialisée). La numérotation des annexes est un vrai casse tête. En effet, chaque partie a déjà son propre référencement, et l’expert ne fait qu’ajouter un nouveau classement. C’est souvent un peu pénible en réunion: « Etudions la pièce référencée B-52 par Me Bas , qui est la pièce n°13 de Me Clefsouslaporte, et que je vais référencer R2D2… »
Analyse du rapport:
Il m’arrive parfois d’être missionné par l’avocat d’une partie se plaignant d’un rapport d’expertise informatique défavorable.
J’ai alors la charge d’analyser en profondeur le travail d’un confrère. Je n’ai alors aucun scrupule à le faire, dès lors que je respecte les règles de déontologie des experts judiciaires (adhérents à une compagnie):
V-39) […] le consultant privé qui remet à la partie qui l’a consulté une note ou des observations écrites sur les travaux de son confrère, doit le faire dans une forme courtoise, à l’exclusion de toute critique blessante et inutile. […]
Cela ne m’empêche pas de critiquer (courtoisement) un rapport mal fichu, ou de contredire des conclusions (sans critique inutile) erronées. Je porte une attention particulière à la partie technique, qui est la valeur ajoutée de ma prestation (les parties juridiques du rapport ont été analysées à la loupe par les avocats): les outils et méthodes d’investigation sont-ils mentionnés? Si oui sont-ils cohérents avec ce que je connais de l’état de l’art? Si non, voilà une bonne question à poser dans les dires… Si le rapport final n’a pas déjà été déposé. En effet, dans ce dernier cas, l’expert est dessaisi de l’affaire dès le dépôt de son dossier et ne répondra plus aux questions des parties.
L’analyse critique d’un rapport d’expertise judiciaire est une chose délicate, et je crois sincèrement que les avocats devraient s’adjoindre plus souvent les services d’un expert judiciaire.