Expert judiciaire : savoir s’arrêter

J’ai prêté le serment des experts judiciaires en janvier 1999. J’avais 35 ans. J’étais le plus jeune expert judiciaire de France dans la catégorie informatique. Ingénieur de l’école Centrale de Nantes, Docteur de l’Université de Paris 6 sur l’apprentissage des réseaux de neurones bouclés, j’étais “professeur – chef de projets” dans une école d’ingénieurs en pleine création (lire la série de billet “25 ans dans une startup”). Le Droit m’intéressait de très près puisque j’étais marié à une jeune avocate. Elle m’avait expliqué que la Justice avait besoin des connaissances de personnes extérieures à l’administration judiciaire, qu’il y avait de plus en plus de dossiers où l’informatique jouait un rôle important. J’ai postulé, une première fois, puis une deuxième, j’ai été sélectionné, inscrit sur la liste des experts judiciaires de ma Cour d’Appel, et j’ai prêté serment.

Pendant 20 ans, j’ai été fidèle à ce serment et j’ai apporté mon concours à la Justice, accompli ma mission, fait mon rapport, et donné mon avis en mon honneur et en ma conscience.

Et en cette fin d’année 2019, j’ai décidé d’arrêter.

C’est une décision qui me fend le cœur car j’étais très fier de pouvoir dire “je suis expert judiciaire” lorsque je me présentais. J’en appréciais l’impact sur les personnes, et le prestige que ce titre apporte. Alors pourquoi vouloir arrêter ?

Je pourrais partir en m’emportant contre tous les défauts de l’institution, sa légendaire complexité et ses paiements modestes et très différés. Je pourrais écrire un billet enflammé contre les compagnies nationales d’experts hors sol et renfermées sur elles-mêmes. Je pourrais dénoncer les experts vieillissants incompétents et malhonnêtes. Non, parce que ce serait faux.

J’aurais pu écrire que j’arrêtais parce que j’ai été laminé par toutes les expertises en recherche d’images et films pédopornographiques qui m’ont plongé dans des horreurs difficilement supportables, et qui m’ont conduit à ouvrir ce blog.

En fait, et tout simplement, j’arrête parce que je ne suis plus au niveau attendu par la Justice pour l’aider et l’éclairer dans ses dossiers.

Je m’explique : quand j’ai commencé (en 1999), j’avais des connaissances techniques dont disposaient peu des acteurs habituels de la justice. Les gendarmes travaillaient sur quelques ordinateurs qu’ils achetaient avec leurs deniers personnels. Les policiers ne disposaient d’aucun ordinateurs dignes de ce nom et surtout n’avaient pas la formation qui allait avec en matière d’analyse forensic. Personne ou presque n’avait accès à internet. Il y avait quelques personnes que l’on appelait les NTEC, mais ils étaient débordés par les demandes que les enquêteurs leurs soumettaient. J’étais donc très souvent désignés pour travailler sur des scellés judiciaires, et j’en ai souvent parlé sur mon blog.

Le temps a passé. Des progrès ont été faits et aujourd’hui les enquêteurs disposent de laboratoires très performants. Mais je n’ai pas accès à ces laboratoires, ni à leurs outils. J’ai servi de variable d’ajustement, pendant une dizaine d’années, et aujourd’hui je reste un ingénieur informaticien avec les outils d’un simple particulier. Et cela n’intéresse plus la justice.

La principale raison pour laquelle j’arrête mon activité d’expert judiciaire, est que je ne suis plus désigné par des magistrats depuis plus de deux ans.

Mais le prestige du titre d’expert judiciaire est tel, que depuis dix ans j’exerce aussi comme expert privé, c’est-à-dire que j’accepte d’être missionné directement par des avocats pour les aider sur leur dossier. C’est beaucoup plus lucratif puisque mes tarifs horaires sont triplés. Et progressivement j’ai fait de plus en plus d’expertises privées et de moins en moins d’expertises judiciaires. J’ai même proposé en 2016 de faire gratuitement mes expertises judiciaires. Sans succès, à part déclencher l’ire de mes confrères experts.

En mars 2019, j’écrivais dans l’épilogue de la série “25 ans dans une startup” :
à propos des expertises judiciaires, du fait des difficultés que je rencontrais dans la startup, j’ai énormément diminué mon activité expertale, en renvoyant toutes les demandes vers des experts compétents et disponibles. Je vais attendre de voir un peu comment se passe cette année 2019, mais sans doute m’achemine-je doucement vers une fin d’activité et un non-renouvellement de mon inscription sur la liste des experts judiciaires. Quand j’ai commencé en 1999, j’avais 35 ans et je ne comprenais pas comment le suivant en âge de la liste pouvait avoir 20 ans de plus que moi dans un domaine aussi technique et changeant que celui de l’informatique. J’ai aujourd’hui cet âge-là et, même si je me sens encore dynamique, je pense qu’il faut savoir laisser la place et ne pas finir par porter ce titre d’expert judiciaire uniquement pour la carte de visite. On verra bien. Je me donne un an pour prendre une décision.“.

Nous voici en fin d’année 2019, et je ne souhaite pas faire partie de ces experts “carte de visite”. Je vais donc écrire au Procureur de la République une lettre de demande de non-réinscription, avec un pincement au cœur, en lui expliquant que faute d’avoir été désigné depuis deux ans, je ne vois pas l’intérêt de continuer à bénéficier de ce titre prestigieux. J’arrête dans la foulée toutes mes prestations privées car elles sont trop liées à cette carte de visite. Je tire un trait sur mon cabinet d’expertise informatique.

Je pars la tête haute, avec la fierté d’avoir aidé la justice pendant toutes ces années. J’ai découvert des gens formidables et dévoués dans cet univers impitoyable. Je sais aussi que ma lettre sera classée en quelques secondes dans un placard par un greffier débordé.

Les cimetières sont remplis de gens qui se croyaient indispensables.
Le monde est rempli de gens qui mettent avec fierté un titre sur leur carte de visite.
J’ai un nouveau métier à apprendre, et si peu de temps.

PS: le blog continue, seul changera son sous-titre. Je continuerai à y parler de ce qui me plaît, y compris de mes anecdotes sur le monde des experts judiciaires.

Les magistrats, les enquêteurs et moi (allégorie)

15 réflexions sur « Expert judiciaire : savoir s’arrêter »

  1. Merci pour tous ces billets, ils m’ont donné envie de me former pour moi même devenir expert judiciaire dans le futur. Par envie d’apporter et pas pour la carte de visite 😉

    Bonne continuation

  2. Merci pour ce que vous avez déjà écrit et continuerez à écrire…

    Pas facile d’abandonner un métier de cœur.

    Bonne continuation.

  3. Chapeau bas pour votre probité.
    Je n’ajoute rien car ça ne ferait qu’atténuer la force de cet hommage.

  4. Jai découvert votre blog il y a 10 ans quand je suis rentrer dans.dans l’informatique bancaire. Javais 28ans mais pas le bagage ni le diplome ni l épouse adapté pour etre expert judiciaire. Mais jai vécu ca a travers vos post
    Jai bcp aimer vos anecdotes et votre vision du monde.
    Bonne continuation.

    Vous pouvez retirer le verrou sur la porte du bureau désormais

  5. Toutes ses raisons sont louables et entendables, mais nous perdons un confrère remarquable et qui manquera dans les cercles ou Compagnies X ou Y d’expert de judiciaires.
    J’ai commencé dans l’expertise judiciaire après vous avoir rencontré lors de votre premier sstic (à 2 ans près 😉 ) : la lecture comme l’écoute de vos interventions, vos contributions sont et resteront un vrai enrichissement.
    Bonne continuation.

  6. Bravo .
    Il y a tant que gens qui atteignent leur niveau d’incompétence à force de vouloir durer, et si peu qui savent s’arrêter à temps. Il n’est pas facile de plus de devenir un “ancien combattant”.
    Ca n’empêche pas que pendant 20ans vous avez aidé la justice, aidé à démontrer l’innocence ou à identifier des coupables et protéger leurs victimes.
    Vous évoquez souvent Yelena. Peut-être que Yelena ne s’en est pas sortie, mais grâce à vous beaucoup de Yelena potentielles ont été épargnées.
    Je me souviens aussi de cet employé accusé à tort d’avoir vendu des secrets de son entreprise mais que votre expertise avait permis d’innocenter: une caméra de surveillance reliée au réseau filmait son écran et son clavier.
    Vous avez aussi créé des vocations avec votre blog, des jeunes qui prendront la suite. Vous avez aussi expliqué aux néophytes comme moi ce qu’est votre métier, son importance.

    Vous êtes un ancien combattant, mais un ancien combattant valeureux, et j’aurai plaisir à continuer de lire votre blog.

  7. Que d’honnêtetés dans ton post.
    J’imagine que c’est difficile de tourner la page.

    Comme le dit Hervé c’est le moment d’enlever le verrou de ton bureau.

    Tu auras encore pleins de choses à raconter avec ta nouvelle aventure professionnelle ! Et nous seront là pour continuer à te lire avec plaisir.

    Merci Zythom.

    A bientôt,
    Pierre

  8. Une consolation, fini de tomber sur des horreurs sur les disques des “clients”.
    Merci pour tout ce que vous avez partagé

  9. C’est malheureux tous ces bons profils qui finissent par collaborer. Vos diplômes vous ont surtout servi à vous soumettre…vous avez mis le temps à vous en rendre compte. La justice en France est une mascarade et vous le savez très bien.

  10. Moralité de l’histoire : ne pas écouter sa femme.
    A bon entendeur, ça fait réfléchir (réplique de boomer ultime sur facebook)
    Jespere que la conversion s’est bien faite , j’ai découvert ton blog il y a quelques années et puis il est cité dans pas mal de formation (celle de sysdream sur la forensic par exemple)

    • Il faut toujours écouter son cœur, et quand celui-ci bat à l’unisson de celui de la femme de sa vie…
      L’arrêt des expertises judiciaires n’est pas vraiment une conversion, puisque c’est une activité que je menais en parallèle de mon activité professionnelle. Par contre, j’ai changé d’orientation professionnelle, et ça, c’est un vrai défi 😉

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